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Bien qu’il ne fût, officiellement et pour question de commodités, que lieutenant criminel du Châtelet, Jérôme de Galand, par acte secret et scellé, mais portant les sceaux appropriés, cosigné par le cardinal Mazarin, Premier ministre, et Louis XIV, roi de France, occupait la charge de général de police du royaume, créée à sa seule destination.
Il détenait en permanence un pli signé du roi obligeant quiconque, et jusqu’aux plus puissants ministres, à servir en toutes choses, tous lieux, et toutes circonstances « le porteur du présent document ».
Mais tout cela ne grisait guère Jérôme de Galand. Il s’acquittait de sa tâche avec un génie qu’on ne lui pouvait contester, organisant les réseaux d’espionnage, formant agents d’influence et agents provocateurs, établissant un fichier des partisans de la Fronde et de leurs sympathisants tandis qu’un autre contenait les noms des sujets dont la fidélité à la couronne se situait au-dessus de tout soupçon, créant un service financier autonome à toute fin de rémunérer tous les quinze jours ses espions réussissant ainsi à leur assurer une certaine sécurité qui hâtait leur sûreté en le métier, inventant de toutes pièces une école où l’on formait des hommes destinés à infiltrer le commandement du prince et de ses généraux tandis que, simultanément, il cédait à une remarquable intuition en mettant au point un service de contre-espionnage redoutablement efficace.
Le roi et le Premier ministre n’en doutaient point, Jérôme de Galand venait d’inventer la police moderne et l’espionnage des temps à venir.
Ils tenaient également pour certain qu’en cette concurrence, les services du prince de Condé accumulaient un retard d’un bon siècle. Pourtant, le chef de la Fronde, trop infatué de lui-même et sûr de ses succès, n’en avait point conscience.
Mais Jérôme de Galand, élevé au titre de baron, se battait moins par amour de la monarchie que par haine de la Fronde. Ce retour vers le féodalisme des temps révolus lui soulevait le cœur en cela qu’il portait le germe de la division et le morcellement du royaume que le général de police, secrètement, appelait « la Nation ». C’est pour cette raison qu’il estimait profondément le comte de Nissac qui, sans jamais prononcer le mot mille fois chéri de « République », en laissait suffisamment deviner sur leur commune aspiration.
Cependant, d’un point de vue strictement professionnel, le baron de Galand, si brillant fût-il par ailleurs, gardait un goût prononcé pour la police criminelle qui, selon lui, exigeait des qualités précises : don de l’observation, esprit d’analyse, dispositions pour la synthèse.
Aussi observait-il longuement le corps de la femme écorchée et retrouvée sur les marches d’une église de Saint-Maur.
Cette fois, l’Écorcheur laissait sa besogne inachevée, soit qu’il eût été dérangé, soit que la fatigue eût fait retomber son bras.
De Galand réfléchit, envisageant avec la plus grande froideur les deux hypothèses.
Dérangé, l’Écorcheur ? Difficile à croire. Le peu qu’on savait faisait état de gardes du corps, de lourd carrosse à six chevaux, d’armoiries couvertes de boue séchée afin qu’on ne les pût reconnaître. L’homme de la police criminelle savait que celui qu’il traquait appartenait à la haute aristocratie et qu’un si puissant seigneur possédait d’évidence les moyens d’assurer pleinement sa sécurité fût-ce, et même surtout, lorsqu’il écorchait une femme.
Même si, par esprit de prudence, le « premier policier du royaume », comme disait de lui le Premier ministre, ne pouvait totalement écarter cette hypothèse, il la considérait cependant comme très improbable.
Restait la fatigue. Physique, et peut-être morale. La vanité de tout cela. Dans tous les cas, après trois années d’abstinence, l’Écorcheur ratait en partie son retour.
De Galand remarqua immédiatement que la poitrine et le sexe ainsi que les régions voisines relevaient d’un « soin » particulier. Faisant d’un geste retourner le cadavre par un de ses officiers, il découvrit sans surprise que les fesses, elles aussi, montraient grand acharnement du stylet de l’assassin. Après…
Après, plus guère de rigueur. Aucun membre ne restait intact mais certains, comme le bras gauche, à demi écorché seulement.
— Lavez les parties du corps qui n’ont point été écorchées. Faites un travail propre.
Les officiers du général de police s’exécutèrent aussitôt, avec grands soins et égards pour le cadavre posé sur une table. Pendant ce temps, Jérôme de Galand suivait la scène tout en réfléchissant, le menton au creux de la paume.
D’où venait le désir de l’Écorcheur ? Où puisait-il sa source, en quel tour d’esprit dévoré par la perversion ?
Galand savait qu’il était arrivé trop tard, la raideur du cadavre empêchait un examen poussé mais une fois déjà, se trouvant sur les lieux assez rapidement, n’avait-il pas remarqué traces de semence en l’organe intime de la victime ? Sans doute l’Écorcheur violait-il les malheureuses avant de leur ôter la peau, comme s’il les punissait du désir qu’elles avaient suscité. Encore eût-il fallu savoir s’il s’agissait de « désir » ou d’un « besoin », mais le calcul en les crimes et la réflexion qui précédait leur accomplissement, en ce qu’ils traduisaient une volonté, inclinaient à choisir le mot « désir ».
« Intéressant ! » songea-t-il.
Pourquoi « punir » ? Ces femmes lui auraient-elles transmis une maladie ? Possible, mais la chose, fort banale, n’appelle point pareil châtiment aussi loin que remontèrent sa mémoire et les archives consultées.
Le général de police envisagea le problème sous un autre angle, comprenant que la question se trouvait peut-être mal posée.
Pourquoi un très grand seigneur punit-il des femmes en les écorchant ?
Il soupira.
Le désir de vengeance restait son hypothèse favorite car chez l’Écorcheur, on notait belle constance et peut-être vocation tardive. En outre, cet insistant désir de vengeance, sans doute combattu pendant la période dite d’abstinence, demeurait suffisamment fort pour obliger l’assassin à renouer avec ses crimes particulièrement odieux.
Quelles étaient les racines du mal, racines qui, probablement, remontaient fort loin dans le temps ?
Un haut seigneur : de qui, de quoi, pourquoi se venge-t-il sur des êtres qui, à ses yeux, ne semblent avoir qu’un seul défaut, leur nature de femmes ?
— Arrêtez ! lança Galand à ses officiers.
Il s’approcha, regarda fixement le cadavre. Puis, se tournant vers un petit homme chauve qui attendait une plume à la main, Galand ordonna :
— Notez !… Sur la partie face du corps, qui est la plus abîmée, on remarque un grain de beauté sur l’épaule gauche et une cicatrice sans doute fort ancienne dans la partie supérieure du genou droit… Retournez le corps !
Les officiers s’exécutèrent aussitôt et le général de police reprit de sa voix glaçante :
— Sur la partie dos du corps, on remarque un grain de beauté proéminent au-dessus de la hanche gauche et une tache de naissance à mi-hauteur du dos, en situation centrale de celui-ci. À la limite extrême de la décollation de la tête, au creux de l’épaule droite et du cou mais sur le versant arrière de celui-ci, présence d’une excroissance, sans doute une petite tumeur de nature bénigne et très superficielle de la peau. À la lisière des chairs des fesses écorchées où la peau a totalement disparu, présence d’un duvet blond légèrement plus développé qu’il n’est courant.
Galand réfléchit un instant puis, adressant un signe de tête à son secrétaire, il poursuivit :
— Inscrivez en lettres majuscules : « NOTES GÉNÉRALES »… La femme avait entre vingt et trente ans. La peau qui n’a point été écorchée est d’une grande douceur, très satinée et très blanche. La femme, outre cette peau laiteuse, devait être blonde comme l’atteste un léger duvet au bas du dos indiqué dans la description précédente. La taille était moyenne, les épaules assez fortes et rondes, les hanches larges et les jambes longues et fines mais les chevilles un peu fortes ôtaient légère grâce à l’ensemble. Les pieds sont assez étrangement petits et ne correspondent point à la taille. Mettez ce dernier point entre des parenthèses mais soulignez-le deux fois… Messieurs, j’en ai terminé avec le cadavre.
Il coiffa un chapeau noir d’un geste rapide et ajouta, regardant ses officiers un à un :
— J’entends que toute disparition de femmes remontant à deux jours pleins me soit signalée. Épouses, maîtresses, filles publiques, je veux tous les noms et où elles logeaient. Vous procéderez de la façon suivante : les disparitions de femmes blondes seront placées à part de la liste commune. Vous mènerez votre action au-delà de Paris, étendant les recherches à une zone définie telle que je l’énonce : Longjumeau au sud, Lagny à l’est, Gonesse au nord et l’abbaye de Port-Royal des Champs à l’ouest. Envoyez les courriers nécessaires. En outre, ce procès-verbal sera dressé en la bonne forme et en quatre exemplaires que vous présenterez à ma signature avant qu’il ne soit cinq heures de relevé. Messieurs, à plus tard !
Galand quitta la pièce d’un pas rapide. Officiers et secrétaires se regardèrent un instant en silence, puis l’un des officiers, le lieutenant Ferrière, déclara à mi-voix :
— Le baron est furieux !
Un officier plus jeune regarda son aîné en fronçant les sourcils.
— Il n’a haussé le ton à aucun instant, la voix est restée égale. Je ne vois là nulle trace de colère.
Ferrière sourit.
— Précisément, c’est en ces choses que je vois sa fureur. Tu apprendras à le connaître, il en vaut la peine !